XXVII
Ils arrivèrent tous deux à Londres à dix heures du soir, trop tard pour faire quoi que ce soit. Ils passèrent la nuit dans un hôtel de Russell Square, ensemble dans le même lit pour la première fois depuis cinq ans. Ils étaient comme des étrangers, dans un sens, mais chacun trouva le corps de l'autre immédiatement familier. C'était à la fois rassurant et excitant. Pour la première fois depuis cinq longues années, ils firent l'amour, passionnément, avec un sentiment d'urgence. Ils s'endormirent mêlés l'un à l'autre, épuisés à la fois par l'amour physique et par l'énorme tension qu'ils venaient de subir.
Au matin, ils parlèrent du cauchemar dont ils avaient été témoins, passant les détails au crible, essayant de comprendre.
— Quand tu as appelé l'aérodrome pour réserver l'avion, demanda Bryson, tu as utilisé une ligne sécurisée, n'est-ce pas ?
L'inquiétude tendait son visage... elle secoua lentement la tête.
— L'aérodrome n'était pas équipé de brouilleur, ça n'aurait servi à rien. Mais les appels passés depuis l'annexe étaient considérés comme surs, puisque notre centre de communications internes était protégé de toute interférence extérieure. Certes, quand nous appelions Londres, Paris, ou Munich, par exemple, nous utilisions des lignes sécurisées... mais seulement pour préserver nos interlocuteurs.
— Mais tes appels longue distance — deux cents kilomètres ou plus — sont d’ordinaire acheminés par poteau télégraphique jusqu'aux tours-relais à micro-ondes, et ce sont les transmissions par micro-ondes que la surveillance par satellite peut intercepter, c'est bien ça ?
— Exac. Les lignes terrestres peuvent être espionnées, mais pas par satellite. Il faut utiliser des moyens traditionnels... des dérivations à fils, ce genre de chose... Et pour ça, il faut savoir exactement d'où partent les appels.
— A l'évidence, Prométhée connaissait en détail le fonctionnement de de l’annexe de Dordogne, constata Bryson. Malgré toutes les précautions de Waller, les allées et venues au centre, les départs et les arrivées dans l'aérodrome, ont dû être observés, notés. Et l'aérodrome était une proie facile pour une écoute téléphonique classique.
— Waller ! Dieu merci il était déjà parti... Nous devons absolument avertir Waller.
— Il doit être déjà au courant. Mais ce pauvre Chris Edgecomb...
Elle se couvrit les yeux de la main.
— Oh, mon Dieu, Chris ! Et Laïla !
— Et tous les autres ! Je les avais perdus de vue pour la plupart, mais toi, tu devais avoir beaucoup d'amis parmi eux.
Elle hocha la tête en silence, elle avait les yeux pleins de larmes. Après un moment de silence, Bryson reprit.
— Ils ont dû se brancher sur le réseau électrique et installer des explosifs... du plastique... un peu partout dans le bâtiment et en dessous. Ils n'auraient jamais pu y parvenir sans une aide intra-muros ; ils ont dû convaincre certaines personnes de changer de camp... Le Directorat était sur le point de découvrir les plans du groupe Prométhée, il fallait donc le neutraliser. Ils ont voulu m'utiliser... moi et quelques autres, j'en suis certain... et en voyant que ces tentatives ne débouchaient sur rien, ils se sont décidés pour une approche plus directe.
Il ferma les yeux.
— Quel que soit le plan que fomentent les Prométhéens, il doit s'agir d'une chose de toute première importance pour eux.
Une rencontre directe avec le plus ardent défenseur du traité, Lord Miles Parmore, était de ce fait vouée à l'échec : elle n'aurait servi qu'à tirer la sonnette d'alarme dans leurs rangs. Ce genre de personnage était sur ses gardes, bien rodé au mensonge, un expert de la désinformation ; Bryson et Elena avaient toutes les chances de se retrouver embarqués sur une fausse piste... Plus grave encore, Bryson sentait intuitivement que Lord Parmore n'était pas leur homme. C'était une figure de proue, une icône médiatique, surveillée de trop près pour pouvoir tirer les ficelles en coulisses. Il ne pouvait en aucun cas être l'une des têtes pensantes de Prométhée. Le véritable chef devait être un proche de Parmore, travaillant avec lui, dans l'ombre. Mais comment le trouver ?
Les instigateurs de Prométhée étaient beaucoup trop intelligents, trop avisés, pour se montrer en pleine lumière. Leurs fichiers étaient certainement falsifiés, effacés. Un examen, aussi minutieux fût-il, ne parviendrait pas à révéler l'identité des mandarins de l'ombre, des manipulateurs. Les seuls indices se trouvaient dans l'existence même de lacunes, dans tout ce qui faisait défaut — les fichiers manquants ou volontairement supprimés. Mais autant chercher une aiguille dans une meule de foin, comme disait le proverbe.
Devant l'ampleur de la tâche, Bryson jugea préférable de creuser plus profond, de fouiller dans le passé. Par expérience, il savait que c'était souvent là qu'on trouvait la vérité, dans de vieux fichiers, de vieux livres — des dossiers auxquels on accédait rarement, parce que trop dispersés, trop difficiles à falsifier convenablement.
C'était une possibilité, une simple hypothèse de travail, mais c'est avec cet espoir qu'ils se rendirent, ce matin-là, à la Bibliothèque d'Angleterre de Saint Pancras. Elle s'étendait sur une place arborée non loin de Euston Road et ses briques orangées chatoyaient dans le soleil matinal. Bryson et Elena traversèrent l'esplanade, passèrent devant la grande statue de Newton, œuvre de Sir Eduardo Paolozzi, et pénétrèrent dans le vaste hall d'entrée. Bryson scrutait les visages des gens qu'il croisait, attentif à déceler la moindre anomalie dans leur attitude. Tous les réseaux de Prométhée avaient été mis en état d'alerte... ils étaient peut-être même au courant de sa présence à Londres, bien que, pour l'instant, rien ne le laissât paraître. A l'intérieur de la bibliothèque, un large escalier en traversin les mena à la grande salle de lecture, où s'offraient au regard des rangées de tables en chêne portant chacune une lampe de bureau. Ils passèrent les portes discrètement dissimulées dans la boiserie qui menaient aux petits salons de lecture individuels. Le salon privé qu'ils avaient réservé était confortable, les chaises de chêne au dossier arrondi et les bureaux recouverts de cuir vert donnaient l'impression d'être dans un club.
En une heure, ils avaient déjà rassemblé presque tous les livres dont ils avaient besoin, en commençant par une sélection des débats officiels du Parlement — de gros volumes noirs solidement reliés. La plupart n'avaient pas été ouverts depuis des années, et dégageaient une odeur de moisi quand on tournait les pages. Nick et Elena les parcoururent en concentrant leur intérêt sur un seul sujet. Y avait-il déjà eu des débats pour défendre les libertés civiles, d'autres décisions ordonnant la surveillance des individus ? Chacun d'eux prenait des notes sur un carnet : les références inexpliquées, les noms, les lieux... C'étaient des zones où les traces de ciseaux du contrefacteur pourraient être visibles.
Ce fut Elena qui prononça la première le nom de Rupert Vere. Un homme mesuré, d'apparence discrète, et en même temps fin tacticien — l’incarnation de l'homme politique modéré — mais aussi, ainsi que les articles le démontraient au fil des années, un maître des ruses procédurales. Etait-ce lui ? Cette intuition valait-elle la peine qu'on s'y arrête ?
Rupert Vere, membre du Parlement issu de Chelsea, était le mimstre des Affaires étrangères de Grande-Bretagne.
Bryson suivit le tracé compliqué de la carrière du parlementaire de Chelsea à travers les modestes journaux de la presse régionale, qui, moins préoccupés de la signification politique des événements, relataient plus volontiers des anecdotes. C'était un travail minutieux et quelque peu abrutissant, que d'examiner une centaine de petits articles dans des dizaines de gazettes locales, sur un papier souvent jauni et fragile. Par moments, Bryson perdait patience : comment pouvaient-ils espérer trouver les clés d'une conspiration planétaire dans la feuille de chou d'un village ?
Mais il s'entêta. Tous les deux s'obstinèrent. Elena fit l'analogie avec son travail de décryptage : au milieu du bruit de fond, du déluge de bits inutiles, il pouvait y avoir un signal... si seulement ils pouvaient tomber dessus. Rupert Vere était sorti premier du Brasenose Collège, à Oxford ; il s'était fait une réputation de paresseux, ce qui était vraisemblablement une ruse. Il avait aussi un talent indéniable pour cultiver les amitiés. Un chroniqueur du Guardian avait écrit : « ... son charisme va bien au-delà de la simple reconnaissance de sa compétence ». Un personnage se dessinait peu à peu : pendant des années, le ministre des Affaires étrangères avait travaillé dans l'ombre pour ouvrir la voie au traité, invoquant des dettes politiques, courtisant amis et alliés. Et durant tout ce temps, ses déclarations publiques restaient modérées, ses liens avec les instigateurs du traité demeuraient invisibles.
Finalement, c'est une petite information d'apparence banale qui attira l'attention de Bryson. Dans les pages jaunies de l’Evening Standard, il y avait un compte rendu des courses d'aviron qui s'étaient tenues en 1965, à Pangboume sur la Tamise, et où concouraient les équipes des écoles secondaires de tout le pays. Dans une petite brève, le journal décrivait les équipages. Vere, semblait-il, ramait pour Malborough ; il était le sixième rameur. C'était une simple description des courses, l'article semblait parfaitement insignifiant.
Au Championnat d'aviron juniors, à Pangboume, certaines équipes de quatre sans barreur ou de doubles se sont distinguées. En particulier le Q-S-B de la catégorie 18 ans de la Sir William Borlase School qui enregistra le temps le plus rapide de la journée (10 mn 28 sec), mais était suivi de très près par les formations de la catégorie 16 ans où l'équipe de double seuil du Saint George's Collège (10 mn 35 sec) avec Matthews et Loake, a remporté la course, talonnée par Westminster. Dans les deux compétitions des 14 ans, les équipes de double seuil de l'Hereford Cathedral School s'avérèrent les meilleures (12 mn 11 sec, et 13 mn 22 sec). Il y eut aussi quelques participants de grande classe parmi les skiffs de 16 ans. En tête, Rupert Vere (11 mn 50 sec) avait 13 secondes d'avance sur son coéquipier de Malborough, Miles Parmore, tandis que David Houghton (13 mn 5 sec) finissait troisième avec presque trente secondes d'avance sur ses poursuivants. Faisant preuve d'un vrai talent, Parrish, de Saint George (12 mn 6 sec) et Kellman de Dragon School (12 mn 10 sec) ont dominé la poule des 16 ans, finissant quatrième et cinquième au classement général. Quant à la course des plus jeunes, elle se déroulait sur une distance de 1 500 m ; le gagnant des 13 ans, Dawson de Marlborough (8 mn 51 sec) a décroché une très honorable deuxième place, ex aequo, dans la course des 14 ans qui avait eu lieu le matin, et a terminé cinquième au classement général.
Bryson relut l'article et en trouva bientôt deux autres semblables. Vere avait fait de l'aviron pour Marlborough, dans la même équipe que Miles Parmore.
Oui. Le ministre des Affaires étrangères, membre du Parlement, et l'un des premiers défenseurs du traité, avait été le coéquipier de Lord Miles Parmore... ils étaient amis de longue date.
Etait-ce Vere leur homme ?
*
Le nouveau palais de Westminster, appelé le plus souvent le palais du Parlement, est, par son mélange d'ancien et de moderne, la quintessence des institutions britanniques. Un palais royal avait toujours existé à cet emplacement, depuis Canute le roi viking. Mais c'est au XIe siècle qu'Edouard le Confesseur et Guillaume le Conquérant agrandirent le vieux rêve de magnificence et de splendeur royales. Même si le bâtiment avait été restauré au fil des siècles avec un réel souci de continuité historique, les fractures du destin avaient laissé dans les pierres de profondes séquelles. Quand Westminster fut reconstruit, au milieu du XIXe siècle, il représenta alors l'apothéose du style néogothique, un monument élevé à la gloire de ses architectes — une Antiquité réinventée de toutes pièces. Après la destruction de la Chambre des communes par le blitz pendant la Seconde Guerre mondiale, le palais sera de nouveau reconstruit. Soigneusement restauré, avec une interprétation encore plus subjective du style néogothique... la copie d'une copie.
Bien que s'élevant dans l'un des quartiers les plus encombrés de Londres, Parliament Square, le palais du Parlement restait à l'écart de l'agitation urbaine, protégé par quatre hectares de jardins. Le « nouveau palais » était une véritable ruche, totalisant près de mille deux cents pièces et au moins cinq kilomètres de couloirs. Les parties fréquentées par les lords et députés, et visitées par les touristes, étaient, certes, de dimensions impressionnantes, mais le bâtiment était bien plus vaste encore, un dédale dont les plans, pour des raisons de sécurité, étaient difficiles à obtenir. On pouvait, toutefois, en trouver quelques exemplaires dans les archives des monuments historiques. Bryson s'était donné deux heures pour en apprendre les détails et les mémoriser — une succession de rectangles de diverses tailles, classés et sériés dans sa tête pour forcer un plan d'ensemble qu'il pouvait consulter à son gré. Il savait exactement comment la bibliothèque des Pairs était reliée à la Chambre du Prince. Il connaissait la distance qui séparait la résidence du président de la Chambre des communes et celle de l'huissier d'armes, savait combien de temps il fallait pour aller du hall de la Chambre des communes à la Première des salles du Conseil. A une époque dépourvue de chauffage central, il était essentiel d'avoir quelques pièces protégées du mur extérieur par des espaces vides qui servaient d'isolation. Plus encore, toute construction de grande importance ayant constamment besoin d'être réparée et entretenue, il fallait des couloirs pour permettre aux travailleurs d'exécuter leurs tâches sans troubler la majesté des espaces publics. A l'image du fonctionnement complexe des institutions anglaises qu'il abritait, Westminster était un labyrinthe d'antichambres et de couloirs secrets dont le plan d'ensemble devait rester inconnu du peuple.
Pendant ce temps, Elena étudiait par le menu la vie de Rupert Vere. Un autre détail avait retenu son attention : à l'âge de seize ans, Vere avait gagné un concours de mots croisés organisé par le Sunday Times. Il était donc joueur, ce qui semblait être un indice supplémentaire, même si la partie en cours n'avait rien de ludique.
A cinq heures du matin, un homme avec des lunettes noires, vêtu d'un blouson de cuir et portant un sac à dos, faisait le tour du palais du Parlement, comme un touriste noctambule essayant de soigner sa gueule de bois par une promenade matinale. C'était, tout au moins, l'impression que Bryson voulait donner... Il s'arrêta devant la statue noire de Cromwell, près de la porte St. Stephen, et lut l'écriteau : les paquets dépassant le format A4, autres que les fleurs, doivent être livrés par la porte du black rod's garden. Il passa devant l'Entrée des Pairs, notant sa position par rapport aux autres, puis traversa le petit bosquet de marronniers, tout en repérant l'emplacement de chaque caméra de surveillance, toutes placées en hauteur et enchâssées dans leur boîtier blanc. Bryson avait appris que la police londonienne avait à sa disposition tout un réseau de caméras... il y en avait trois cents fixées sur des poteaux ou des immeubles, disséminées dans toute la ville. Elles portaient chacune un numéro, et en entrant ce numéro dans une console, on obtenait une vue précise et en couleur. On pouvait faire pivoter les caméras, et zoomer, même suivre une poursuite de police en passant d'une caméra à l'autre, ou un motocycliste, ou un piéton, tout cela à l'insu du citoyen. Mieux valait ne pas traîner dans le secteur... il risquait sinon de se faire repérer.
Il s'engagea dans le bâtiment principal qui comportait quatre niveaux, superposant la construction réelle à ses représentations mentales... Il lui fallait absolument convertir les chiffres abstraits en perceptions concrètes, transformer les données en sensations physiques, afin de pouvoir y recourir instantanément, instinctivement, sans calculs ni réflexion. C'était l'un des premiers enseignements de Waller, et parmi les plus précieux. Quand tu es sur le terrain, les seules cartes utiles sont dans ta tête.
La tour St. Stephen, avec le célèbre Big Ben, située au nord du Parlement, faisait quatre-vingt-seize mètres de hauteur. A l'opposé du bâtiment, la tour Victoria était plus large mais presque aussi haute. Entre les tours, la toiture était couverte d'échafaudages : les travaux de réfection étaient incessants. Il obliqua vers la Tamise et photographia mentalement les deux ailes extrêmes du bâtiment qui aboutissaient directement sur la rivière. Au pied des galeries s'étendait une terrasse de quelques mètres de largeur, mais les tours de chaque côté tombaient à pic dans le fleuve. Sur l'autre rive, Bryson vit quelques bateaux à l'ancre. Certains servaient aux croisières touristiques, d'autres à l'entretien. Sur l'un d'eux on pouvait lire essence et graissage. Il en prit note.
Son plan d'action arrêté, Bryson revint à l'hôtel et se changea ; Elena et lui passèrent encore deux fois en revue chaque détail... Pourtant ses inquiétudes refusaient de se dissiper. Le plan comportait trop d'éléments aléatoires... la probabilité que survienne un problème grandissait géométriquement avec le nombre d'inconnues. Mais il n'avait plus le choix.
*
A la Chambre des communes, vêtu d'un élégant costume croisé et portant des lunettes à monture d'écaille, Bryson — ou plutôt, comme son passeport en faisait foi, Nigel Hibreth — monta l'escalier qui menait à la galerie des visiteurs, et s'assit. Il s'était composé un personnage falot et sans intérêt, avec des cheveux blond-roux séparés par une raie, une moustache bien nette. Il était l'image même du fonctionnaire moyen, jusqu'à son parfum — Blenheim de Penhaligon, vendu à Wellington Street. Une petite touche de plus, apparemment anodine, mais finalement aussi efficace que la teinture, les lunettes et la fausse moustache. C'est encore Waller qui le premier lui avait fait comprendre l'importance cruciale du facteur olfactif dans le déguisement. Quand Bryson avait une mission en Asie, il s'abstenait de consommer de la viande et des produits laitiers pendant plusieurs semaines : les Asiatiques, nourris de poisson et de soja, reconnaissent les Occidentaux à leur odeur « carnée », due à leur alimentation riche en viande qui imprègne leur peau. Bryson modifia ainsi plusieurs fois son régime alimentaire avant de partir en opération dans des pays arabes. L'ajout du parfum était plus banal, mais c'était souvent à des signes indéfinissables qu'on décelait les étrangers.
« Nigel Hilbreth » était sagement assis, une petite mallette noire à ses pieds, et observait les débats parlementaires qui se déroulaient en dessous de lui, dans une ambiance particulièrement tendue. Assis sur de longues banquettes recouvertes de cuir vert, les députés se montraient d’une attention inhabituelle ; leurs documents étaient éclairés par une rangée de petites lampes oscillant au-dessus de leurs têtes au bout de longs fils descendant du plafond cathédrale. C'était la solution disgracieuse d'un problème qui ne pouvait être résolu avec élégance. Les députés de la majorité étaient assis sur le banc de droite, ceux de l’opposition leur faisaient face sur celui de gauche. Les galeries, en bois sombre sculpté, formaient un balcon au-dessus d'eux.
Bien qu'arrivé en cours de session extraordinaire, Bryson savait exactement de quoi ils débattaient : c'était le sujet au premier plan des préoccupations des gouvernements du monde entier en ce moment : le Traité de surveillance et de sécurité. Dans le cas présent, cependant, l'événement qui avait précipité la réunion était l'horrible attentat perpétré par une faction dissidente du Sinn Féin — une bombe avait explosé dans le magasin Harrods à l'heure de pointe, faisant des centaines de blessés. Ce drame aussi avait-il été secrètement fomenté et organisé par le groupe Prométhée ?
C'était la première fois que Bryson voyait Rupert Vere, le ministre des Affaires étrangères, en chair et en os. C'était un homme au visage ratatiné, paraissant plus vieux que ses cinquante-six ans... mais ses petits yeux avides ne perdaient rien de ce qui se passait autour de lui. Bryson jeta un coup d'oeil à sa montre — encore un détail subtil, c'était un vieux modèle de chez McCallister & Son.
Une demi-heure plus tôt, Bryson, avec le ton condescendant d'un fonctionnaire de Whitehall, avait demandé à un huissier de faire parvenir un message au ministre des Affaires étrangères — laissant supposer qu'il s'agissait d'une affaire officielle et assez urgente. Un de ses assistants allait le lui remettre d'une minute à l'autre... Bryson était curieux de voir la réaction de Vere quand il ouvrirait le message et lirait son contenu. Le billet — un petit couplet simple et presque enfantin qu'Elena, qui adorait les devinettes, avait composé — était rédigé comme une charade :
Mon premier n'est pas un amateur, mon deuxième m'appartient au pluriel, et j'aimerais boire mon troisième avec vous.
Intrigué ? Voyons-nous dans votre bureau pendant la suspension de séance.
C'est Elena qui avait eu l'idée de mettre sous forme d'énigme le seul mot qui ne pouvait le laisser indifférent.
Tandis qu'un membre de l'opposition vitupérait contre le traité et ses atteintes aux libertés individuelles, on remit une enveloppe à Rupert Vere. Il l'ouvrit, parcourut le billet, et, levant la tête vers la galerie des spectateurs, regarda droit en direction de Bryson. Ses yeux étaient à la fois scrutateurs et inexpressifs, mais Bryson se rendit vite compte que Vere ne regardait personne en particulier. Il se força à conserver un air calme et légèrement ennuyé, mais ce n'était pas facile. Il ne devait surtout pas attirer l'attention, sinon il était fait : c'était le b.a.-ba de l'opération. Les sentinelles du groupe Prométhée savaient sûrement à quoi il ressemblait. Il y avait, toutefois, de fortes chances qu'on ne leur ait pas parlé d'Elena, ou, s'ils étaient au courant, qu'ils pensent qu'elle avait été tuée dans la destruction du quartier général du Directorat, en Dordogne.
C'était donc Elena qui rencontrerait Vere. La suspension de séance avait lieu dans dix minutes. Ce qui allait se passer serait déterminant.
*
Par tradition, les membres du gouvernement avaient des bureaux à Whitehall ou dans des rues voisines. Rupert Vere était à la tête du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth, et ses quartiers officiels se trouvaient sur King Charles Street. Mais Bryson savait qu'en raison des longues séances au Parlement, le ministre avait la jouissance d'un appartement sous les combles du palais de Westminster. Il n'était qu'à cinq minutes à pied de la Chambre des communes, ce qui permettait des rencontres discrètes pour traiter de sujets délicats et urgents.
Vere allait-il faire ce qu'on lui demandait, ou leur réservait-il une mauvaise surprise ? Il y avait de fortes chances pour que sa réaction première soit la curiosité ; il serait donc tenté de se rendre à son bureau sous les combles. Mais au cas où il se mettrait à paniquer ou déciderait, pour une raison ou une autre, de se sauver, Bryson devait le prendre en filature. L'ayant identifié, il le repéra à la sortie de la Chambre des communes, au milieu de la foule des députés, et le suivit dans l'escalier de pierre menant aux salles des commissions, sous le regard martial des bustes d'anciens Premiers ministres ; il le vit ensuite se diriger vers son bureau, mais dut s'arrêter pour ne pas attirer l'attention.
La secrétaire particulière de Rupert Vere s'appelait Belinda Headlam, une femme d'une soixantaine d'années, assez forte, et dont les cheveux gris étaient serrés en chignon.
— Cette dame dit que vous l'attendez, chuchota-t-elle quand Vere entra dans l'antichambre. Elle vous aurait laissé un message...
— Euh, oui, c'est exact, répondit Vere, avant d'apercevoir Elena assise sur un canapé de cuir.
Elle s'était préparée pour lui plaire : elle portait un tailleur bleu marine décolleté mais pas trop, ses cheveux bruns étaient coiffés en arrière, ses lèvres étaient d'un rouge pourpre. Elle était ravissante et en même temps elle avait un air froid de professionnel. Vere leva les sourcils et esquissa un sourire gourmand.
— Je ne crois pas avoir le plaisir de vous connaître, dit-il. Mais vous avez toute mon attention. Votre message était, pour le moins, intriguant...
Il la pria de le suivre dans son bureau, petit, sombre, mais meublé avec goût, situé sous les combles du vaste édifice du Parlement. Il s’installa derrière son bureau et, indiquant un fauteuil de cuir, lui fit signe de s'asseoir.
Pendant quelques instants, Vere fit mine de parcourir son courrier. Mais Elena avait conscience de son regard qui la jaugeait, moins comme une adversaire que comme une éventuelle conquête.
— Vous devez jouer aux « mots cachés », vous aussi, dit-il enfin. La réponse est « Prométhée », n'est-ce pas ? Assez difficile, cette énigme. — Il fit une pause, la fixant des yeux d'un air pénétrant. — A qui ai-je l’honneur, mademoiselle... ?
— Goldoni, répondit-elle.
Comme elle n'avait jamais complètement perdu son accent, elle s'était donné un nom étranger. Elle le regarda avec attention, mais ne put deviner ses pensées. Plutôt que de faire semblant de ne pas comprendre à quoi elle faisait allusion, il avait immédiatement prononcé le mot Prométhée — et il l'avait dit sans crainte, sans émotion, sans agressivité. S'il jouait la comédie, il était bon acteur, mais cela ne la surprenait pas outre mesure : il n'aurait pas pu faire une telle carrière sans un certain talent pour la dissimulation.
— Je présume que votre bureau est sécurisé, dit Elena — il la regarda d'un air surpris, mais elle continua — : vous savez qui m'envoie. Vous devez excuser la façon peu orthodoxe dont je suis entrée en contact avec vous, mais les circonstances m'y ont contrainte ; c'est la raison même de ma visite. L'affaire est grave ; les voies de communication standards ont peut-être été piratées.
— Je vous demande pardon ? dit-il d'un air hautain.
— Vous ne devez plus utiliser les codes actuels, insista Elena en l'observant avec attention. C'est extrêmement important, surtout à présent que le plan Prométhée va entrer en action. Je reprendrai bientôt contact avec vous pour vous dire quand les canaux seront de nouveau sécurisés.
Le sourire protecteur de Vere disparut. Il toussa pour s'éclaircir la gorge et se leva.
— Vous êtes complètement folle, dit-il. Et maintenant, si vous voulez bien m'excuser...
— Non ! l'interrompit Elena. Tous les systèmes de cryptage ont été cassés. On ne peut plus s'y fier ! Nous sommes en train de changer tous les codes. Vous devez attendre les instructions.
Toutes les manières charmeuses de Vere s'étaient évanouies. Son visage se durcit.
— Sortez immédiatement ! ordonna-t-il d'une voix forte et cinglante. — Y avait-il de la peur dans sa voix ? Feignait-il d'être en colère pour masquer sa terreur ? — Je vais vous signaler aux gardes ! Et je vous conseille de ne jamais remettre les pieds ici !
Vere tendit la main pour presser le bouton de communication interne, mais avant qu'il ait pu l'atteindre, la porte de son bureau s'ouvrit. Un homme svelte, vêtu de tweed, entra et referma la porte derrière lui. Elena le reconnut immédiatement grâce aux recherches qu'elle venait de faire : c'était l'assistant de Vere, Simon Dawson, l'un des membres les plus importants de son cabinet, celui qui était chargé de la rédaction des projets politiques.
— Désolé Rupes, dit-il d'un ton traînant. Je n'ai pas pu m'empêcher d'entendre. Cette jeune femme te cause des soucis ?
Ses cheveux brun clair, ses bonnes joues rouges et sa silhouette dégingandée donnaient à Dawson une allure de vieil écolier.
Vere était visiblement soulagé.
— En fait, oui, Simon, répondit-il. Elle me bassine avec des histoires à dormir debout... un truc nommé Prométhée, des crypto-machins, un plan qui va entrer en action, de la folie pure ! Il faut alerter de toute urgence la police, cette femme est un danger public.
Elena se leva, son regard allait de l'un à l'autre. Il y avait quelque chose qui clochait. Dawson avait refermé la lourde porte derrière lui. Pourquoi donc ? Ça n'avait pas de sens...
A moins que...
Dawson sortit d'une poche de sa veste un petit Browning muni d'un silencieux.
— Nom de Dieu, Simon, qu'est-ce que tu fiches avec un pistolet ? demanda Vere. Ça n'est pas nécessaire, vraiment. Je suis sûr que cette femme comprend très bien qu'elle doit partir immédiatement, n'est-ce pas ?
Elle vit que le visage de Vere reflétait tour à tour la perplexité, la consternation et la peur.
Les longs doigts fuselés de Dawson étaient tranquillement posés sur la gâchette, trahissant une longue habitude. Le cœur d'Elena battait dans sa poitrine, ses yeux parcouraient désespérément la pièce, dans l'espoir de trouver une échappatoire, un moyen de diversion.
Dawson la regarda fixement ; elle soutint son regard avec hardiesse, le défiant presque de tirer. Tout à coup, Dawson appuya sur la gâchette. Figée de terreur, elle regarda le pistolet soubresauter dans sa main, écouta le bruit étouffé du coup de feu... puis aperçut une corolle cramoisie grandir sur la chemise immaculée du ministre des Affaires étrangères. Rupert Vere s'effondra sur son tapis persan.
Simon Dawson ! Seigneur ! C'était l'un des noms qu'elle avait vus dans l'article de journal sur la course à Pangboume, le nom d'un jeune camarade d'école ; visiblement, il était devenu le protégé de Vere.
Ils avaient fait fausse route !
C'était Dawson le chef.
Il se tourna vers elle avec un petit sourire glacial.
— Voilà qui est désolant, n'est-ce pas ? Devoir interrompre brutalement une carrière aussi brillante. Mais vous ne m'avez guère laissé le choix... Vous lui en avez dit beaucoup trop. C'est un homme intelligent et il aurait fait des rapprochements, et ça, c'était impossible. Vous le comprenez fort bien, n'est-ce pas ?
Il se rapprocha d'elle, vint si près qu'elle pouvait sentir la chaleur humide de son haleine.
— Rupes était peut-être un peu mou, mais il n'était pas idiot. Où vouliez-vous en venir, en Iui Parlant de Prométhée ? Vraiment, ça ne se fait pas. Mais parlons de vous, voulez-vous ?
Simon Dawson. Pourquoi étaient-ils passés à côté ? Le raisonnement qui les avait fait éliminer Miles Parmore aurait dû éliminer aussi Rupert Vere : il était bien trop en vue. Le véritable meneur de jeu était cet adjoint inconnu, qui travaillait sous les ordres d'un supérieur distrait.
— Alors vous ne lui avez jamais rien dit, dit Elena, à moitié pour elle-même.
— A Rupes ? Il n'avait pas besoin de savoir. Il m'a toujours cru sur parole. Mais personne n'avait son charisme. Il nous fallait un faire-valoir de charme. Il nous fallait — à l'imparfait. Nous n'avons plus besoin de lui, à présent.
Elle recula.
— Parce que l'Angleterre a signé le traité, c'est ça ?
— Exactement. Il y a dix minutes à peine. Mais qui êtes-vous ? Nous n'avons pas été réellement présentés.
Le Browning était toujours dans la main droite de Dawson. Il sortit de sa poche de poitrine un boîtier métallique plat, apparemment un assistant personnel électronique.
— Voyons ce que le fichier va nous raconter, murmura Dawson.
Il dirigea l'appareil vers Elena. Le visage de la jeune femme apparut instantanément sur l'écran à cristaux liquides. Puis l'image se mit à clignoter, des centaines de visages se succédant à toute allure formèrent une sorte de tache indistincte, jusqu'à concordance des données anthropométriques.
— Elena Petrescu, lut-il sur l'écran, quand l'image se stabilisa. Née en 1969 à Bucarest, Roumanie. Fille unique d'Andrei et Simona Petrescu, Andrei étant à l'époque le meilleur spécialiste en cryptographie du pays. Voilà qui est très intéressant. Toute la famille a quitté clandestinement Bucarest juste avant le coup d'État de 1989 avec l'aide de... Nicholas Bryson.
Il leva les yeux.
— Vous êtes mariée à Nicholas Bryson. A présent tout s'éclaire... Employés par le Directorat, tous les deux. Séparés depuis cinq ans... L'année précédant votre départ vous avez acheté... trois tests de grossesse — vous espériez donc être enceinte... A l'évidence, ça n'a pas marché... Des rendez-vous hebdomadaires avec un psychothérapeute — je me demande pourquoi. Vous trouviez difficile d'être une dissidente dans un pays étranger, ou de travailler dans une agence aussi secrète que le Directorat ? Ou bien était-ce l'angoisse de voir votre mariage s'écrouler ?
Le ton curieusement désinvolte avec lequel il prononçait ses paroles était terrifiant... Dawson ne semblait même plus faire attention au Browning qu'il avait dans la main.
— Votre plan est grillé, il faut que vous le sachiez, dit-elle.
— Aucune importance, répondit Dawson sèchement.
— Ça m'étonnerait. Vous étiez paniqué à l'idée que Rupert Vere soit au courant et avertisse le MI-5... à tel point que vous l'avez tué.
— La CIA, les MI-6 et le MI-5, et toutes les autres agences de renseignement à trois initiales ont été neutralisés. Nous avons mis un peu plus longtemps pour le Directorat — peut-être à cause de ce cloisonnement paranoïaque — et paradoxalement, c'est votre religion du secret qui nous a permis de vous paralyser... Il vous en a fallu du temps pour vous rendre compte que vous étiez périmés, que vous n'aviez plus aucune utilité ! La NSA est submergée, aujourd'hui, par le volume des communications — e-mails, téléphones cellulaires, connexions Internet. La NSA est une relique de la guerre froide — elle se comporte encore comme si l'Union Soviétique n'avait pas été démantelée ! Quand on pense qu'il fut un temps où la NSA était le fleuron de l'espionnage américain, la plus grande agence, la plus performante ! La mondialisation du cryptage a bel et bien mis fin à son règne. Et la CIA, ces abrutis qui nous ont fait bombarder par erreur l'ambassade de Chine à Belgrade, et qui ne savaient même pas que l'Inde possédait l'arme nucléaire ! Quelle incompétence ! Moins on leur en dit, mieux ça vaut. Les agences d'espionnage font partie du passé. Pas étonnant que vous vouliez tous tellement empêcher l'ascension de Prométhée ; vous êtes comme des dinosaures fulminant contre l'inéluctabilité de l'évolution ! Mais dès la fin du week-end votre fin sera connue du monde entier. Un nouvel ordre universel sera scellé, et le bien-être de l'humanité sera enfin assuré, comme il ne l'a jamais été auparavant.
Dawson se souvint de son Browning et le pointa en direction d'Elena :
— Il faut parfois accepter de sacrifier quelques brebis pour sauver le troupeau... je vois déjà la une du Telegraph — VERE, LE SECRÉTAIRE D'ÉTAT AUX AFFAIRES ÉTRANGÈRES, ASSASSINÉ PAR UNE KAMIKAZE. Ou bien celle du Sun, quelque chose comme ELLE TIRE SUR LE MINISTRE, PUIS SE TUE. Ils insinueront probablement de sordides relations sexuelles. Le pistolet et la traînée de poudre vous désigneront sans doute possible comme la meurtrière.
Tout en parlant, il dévissait le silencieux. Puis, avec une agilité féline, il fondit sur Elena en deux foulées, plaça le pistolet dans sa main, serrant ses doigts autour de la poignée, puis plia son bras de force pour presser le canon contre sa tempe. Elena se débattit avec l'énergie du désespoir ; tant qu'à mourir, autant lui gâcher sa petite mise en scène... Elle hurla à s’en déchirer les poumons. Une force étrangère s'était emparée d'elle, comme si son désir de vivre lui communiquait une vigueur nouvelle. Elle se tordait, se défendait bec et ongles... une voix se fit entendre, semblant venir de très loin...
C'était la voix de Nick.
— Dawson, qu'est-ce que vous faites ? Elle est avec nous ! cria-t-il.
Une porte s'ouvrit, donnant sur un réduit... Bryson en sortit, déguisé en fonctionnaire de Whitehall, avec une moumoute, une moustache et des lunettes. Il fallait le regarder de très près pour trouver la moindre ressemblance avec le vrai Nicholas Bryson. Les épaules de sa veste étaient mouchetées d'esquilles de bois et de poussière, preuve qu'il était arrivé par un passage secret.
— C'est Jacques Arnaud lui-même qui nous l'a envoyée ! lança Bryson d'un ton menaçant.
— Quoi ! Bon Dieu, qui êtes-vous ? s'exclama Dawson. Il se tourna vers l'intrus, moitié stupéfait et moitié hésitant. Il relâcha un instant son étreinte et Elena se jeta sur le côté. D'un geste brusque, elle réussit à lui arracher le pistolet. Elle le lança à Bryson qui l'attrapa au vol, et le pointa vers Dawson.
— Ne bougez pas, dit-il d'un ton sec. Ou il y aura un autre cadavre par terre.
Dawson fronçant les sourcils regarda tour à tour Bryson et Elena d'un air mauvais.
— A présent nous avons quelques questions à vous poser, annonça Bryson en s'avançant vers Dawson, le pistolet toujours braqué sur lui. Et vous seriez bien avisé de ne pas jouer les cachottiers.
Dawson secoua la tête d'un air dégoûté et recula lentement.
— Vous croyez peut-être me faire peur ? Il y a plus de dix ans que Prométhée est en action. Il est bien plus fort qu'un individu, bien plus même qu'une nation entière.
— Plus un geste ! cria Bryson.
— Allez-y tuez-moi, répliqua Dawson qui continuait à reculer en se rapprochant d'Elena, ça ne changera rien, ça n'arrêtera pas le processus. C'est avec ce pistolet que j'ai tué le très cher ami que vous voyez là, si vous commettez l'erreur de me tuer, vous aurez deux homicides sur les bras. Pour votre gouverne, sachez que ce bureau est équipé de mouchards. Dès que votre amie est entrée dans le bureau de Rupes et que j'ai compris ce qu'elle venait faire, j'ai appelé la brigade Alpha, qui est une division de Grosvenor Square. Je suis sûr que vous savez ce qu'est la brigade Alpha.
Bryson écarquilla les yeux.
— Ils vont arriver d'un moment à l'autre. Ils sont probablement déjà entrés dans le palais ! cria-t-il.
Il bondit soudain sur Elena, la saisissant par le cou, refermant ses doigts sur sa gorge... Elena poussa des cris étouffés.
Le pistolet n'étant plus équipé du silencieux, le coup de feu fit un bruit de tonnerre. Sur le front de Dawson, à la racine des cheveux, le sang se mit à couler. Le visage étrangement immobile, il s'écroula face en avant.
— Vite, dit Bryson. Prends son Palm Pilot, son portefeuille, tout ce que tu trouveras sur lui.
Le visage plissé de dégoût, Elena fouilla le mort, prit les clés, le portefeuille, l'assistant personnel, et divers bouts de papier qui encombraient ses poches, puis suivit Bryson dans le réduit d'où il venait de surgir et comprit pourquoi il était apparu couvert d'esquilles de bois.
*
Belinda Headlam était depuis longtemps au service du ministre des Affaires étrangères ; elle avait appris, par expérience, l'importance absolue de la discrétion. Elle savait qu'il traitait des affaires extrêmement délicates dans ce bureau et elle le soupçonnait d'y avoir aussi secrètement des rendez-vous galants. L'année dernière, la jeune femme du ministère de l'Agriculture lui avait semblé légèrement cramoisie et un peu désordonnée dans sa mise quand Belinda avait fait irruption dans le bureau à la suite d'une sommation urgente du Premier ministre. Vere avait été un peu sec avec elle les jours suivants, comme s'il avait été gêné par son intrusion et qu'il lui en tenait rigueur. Mais c'était du passé et elle s'était efforcée d'oublier cet incident... Tous les hommes avaient leurs faiblesses... et Rupert Vere n'échappait pas à la règle.
Cependant le ministre était un homme éminent, l'un des membres les plus compétents du gouvernement, comme le répétait souvent la première page de l'Express ; elle était fière qu'il l'ait choisie pour être sa secrétaire particulière.
Mais cette fois il y avait un problème, ça ne faisait pas de doute... Belinda Headlam se tordait les mains, ne sachant que faire, et décida finalement qu'elle ne pouvait pas tergiverser plus longtemps. Le bureau privé du ministre était insonorisé — il avait bien insisté sur ce point — mais ce bruit, si étouffé soit-il, ressemblait vraiment à un coup de feu. Etait-ce possible ? Et si c'était réellement un coup de feu... elle ne pouvait rester là sans rien faire... Et si le ministre était blessé et avait besoin d'aide ? Et puis il y avait le fait que son assistant, Simon Dawson, s'était joint à eux, et que ça ne lui ressemblait pas de rester aussi longtemps. Pire encore, il y avait quelque chose de bizarre chez cette femme maquillée qui lui avait fait porter un message. Belinda savait que c'était le type de femme qui plaisait à son patron, mais celle-ci ne semblait pas être venue pour ce genre... d'affaires.
Il y avait quelque chose de louche.
La secrétaire se leva et frappa plusieurs petits coups sur la porte du bureau. Elle attendit quelques secondes, frappa de nouveau, puis entrouvrit la porte...
— Je suis vraiment désolée monsieur le ministre, commença-t-elle. Penaude...
Puis elle poussa un cri d'horreur.
Ce qu'elle avait sous les yeux était tellement épouvantable qu'elle mit presque une minute avant de penser à appeler la sécurité.
*
Le sergent Robby Sullivan, membre de la division de police assignée au palais de Westminster, restait mince et musclé grâce à une heure de jogging tous les matins, au grand dam de ses collègues qui, eux, au fil des années, s'accordaient un peu d'embonpoint. Comme si, parce qu'ils avaient la brioche, ils ne prenaient pas leur travail au sérieux ! Il y avait sept ans que Robby faisait partie de la Division de Westminster ; il était chargé de surveiller les halls du Parlement, de faire sortir les intrus et plus généralement de faire régner l'ordre. Même s'il n'avait jusqu'alors guère rencontré d'incidents notables, des années d'exercice sous la menace d'attentats de l'IRA l'avaient entraîné à faire face aux situations de crise.
Mais rien ne l'avait préparé au spectacle que lui réservait le bureau du ministre. Avec son rouquin d'assistant, l'agent Eric Belson, ils avaient appelé Scotland Yard par radio, pour avoir immédiatement du renfort ; entre-temps ils avaient scellé les bureaux de Vere et avaient placé un policier en faction devant tous les escaliers. D'après le récit de Mrs Headlam, un assassin courait en liberté dans le palais — une femme qui plus est. Mais la façon dont elle avait pu sortir du bureau sans passer devant elle restait une énigme. Il n'était pas question de la laisser leur échapper — pas pendant son service. Il avait participé à bien des manœuvres, connaissait toutes les ruses et les mesures à prendre. Mais cette fois-ci c'était pour de vrai... comme le lui confirmait la montée d'adrénaline dans son corps.
*
L'air, à l'intérieur du passage secret, était lourd et sentait le moisi. Il y avait sans doute des années que personne ne l'avait emprunté. Bryson et Elena avançaient dans l'obscurité, le plus silencieusement possible. Quelquefois ils étaient obligés de ramper, parfois ils pouvaient se tenir presque debout et progressaient le dos voûté. Bryson avait toujours sa mallette ; elle le gênait, mais pouvait s'avérer extrêmement utile. La seule lumière venait du jour qui filtrait parfois entre les pierres. Les vieux parquets de bois craquaient de façon inquiétante tandis que le corridor longeait les bureaux privés, les espaces publics ou les réserves. Les voix qui leur parvenaient de l'autre côté du mur étaient plus ou moins étouffées, suivant l'épaisseur des parois. Soudain Bryson se figea, entendant un bruit particulier. Elena le regarda d'un air interrogateur ; il mit un doigt sur ses lèvres tout en jetant un coup d'œil à travers une fissure.
Il aperçut les bottes, puis les treillis de Marines américains. La brigade secrète Alpha était arrivée et s'était dispersée pour fouiller le palais. Le comité d'accueil. D'ordinaire, les Marines étaient assignés à l'ambassade américaine de Grosvenor Square, mélangés au contingent régulier qui protégeait le bâtiment et le corps diplomatique. Leur présence à Westminster était très inquiétante : cette brigade très surentraînée n'était appelée que sur l'ordre des plus hautes sphères du pouvoir. Il fallait l'autorisation du président des États-Unis en personne… Quel que soit le terrifiant programme de Prométhée — Bryson avait entendu une partie du discours enflammé de Dawson, annonçant la venue d'une nouvelle ère de l'espionnage —, celui-ci avait forcément été établi avec la complicité de la Maison-Blanche, à son insu ou non.
Quelle folie ! Il ne s'agissait pas d'un simple changement de têtes dans quelque administration, pas même d'un changement de gouvernement... Les tueurs de Prométhée étaient les mercenaires officiels d'un nouvel ordre mondial, les archanges d'une révolution historique. Mais de quoi s'agissait-il ?
Juste devant eux, le passage était obstrué par un conduit d'aération. A tâtons, Bryson trouva les charnières d'une porte d'accès pour l'entretien. Des panneaux de filtres à air y étaient solidement encastrés. Bryson sortit de la mallette un long tournevis plat et démonta les cadres pour dégager le passage. Elena et Bryson pénétrèrent à l'intérieur du conduit qui descendait en pente douce vers un espace fermé par un treillis à ailettes, que des pulsations régulières d'air froid faisaient vibrer.
— Ça mène au-dessus de la Porte du Chancelier, précisa Bryson, sa voix se réverbérant en écho sur les parois d'acier, puis à la tour Victoria. Nous allons devoir improviser.
Si important que soit le détachement de la brigade Alpha, il ne pouvait suffire à fouiller le labyrinthique palais de Westminster qui regroupait, sur quatre hectares, les deux assemblées du Parlement... Il y aurait certainement d'autres hommes en civil à leurs trousses, non moins dangereux : des agents secrets du groupe Prométhée. Ils pouvaient être n'importe où. Le cerveau de Bryson était un magma de cartes et de plans ; il fallait vite mettre de l'ordre dans ce chaos ! Pour avoir une chance de sortir vivant de cette souricière, il devait se fier à son intuition et à son expérience sur le terrain. C'étaient ses seules armes.
Leurs poursuivants allaient passer au crible toutes les issues possibles du bureau de Vere. Cela orienterait leurs recherches. Ils feraient des hypothèses, ils décideraient du chemin à suivre selon une simple évaluation des probabilités. La fenêtre était évidemment une sortie possible, mais elle était très haute et il n'y avait pas trace de corde ou de matériel d'escalade. La secrétaire de Vere jurerait qu'elle n'avait vu passer personne, mais il était possible qu'elle se soit absentée, qu'elle ait quitté son bureau pour un moment, sans oser l'avouer. Ils ne pouvaient exclure cette possibilité.
Ça laissait à leurs poursuivants une voie de plus à explorer, mais il ne leur faudrait pas longtemps pour s'apercevoir que le panneau de contre-plaqué au fond du réduit était mobile, même si Bryson l'avait soigneusement remis en place. Ça signifiait que plusieurs tueurs de la brigade Alpha ou de Prométhée étaient sans doute déjà à leur poursuite dans le passage secret. Leur seul espoir de salut : les perdre dans le dédale des couloirs.
Mais quelques secondes après qu'ils furent sortis du conduit d’aération, Bryson entendit des pas si proches qu'ils ne pouvaient provenir que du passage, et non du dehors. Des craquements de bois, des frottements assourdis. Oui. On les suivait bel et bien dans le passage secret.
Elena le saisit par l'épaule, et chuchota à son oreille :
— Ecoute !
Il hocha la tête pour signifier : J'entends.
Ses pensées allaient très vite. Il avait le Browning de Dawson — avec Dieu seul savait combien de balles dans le chargeur — et dans la mallette quelques outils et accessoires qui lui seraient d'une piètre utilité dans un combat au corps à corps. Mais il n'y aurait pas même de combat rapproché, pas de lutte corps à corps... Si on les trouvait, on leur tirerait dessus, que l'arme soit ou non équipée d'un silencieux, et sans sommations...
Bryson s'arrêta net devant un autre rai de lumière qui filtrait à travers une fissure de la paroi, et jeta un coup d'œil. Il aperçut une buanderie éclairée au néon, le sol couvert d'un vieux lino verdâtre. En regardant plus attentivement il distingua des rayonnages à un bout de la pièce, remplis de produits ménagers. La pièce paraissait vide malgré la lumière allumée. Il explora à tâtons le mur jusqu'à sentir la planche de contreplaqué qui devait fermer le fond d'un placard de la buanderie. Avec un petit tournevis qu'il trouva dans sa mallette, il dévissa le panneau et le retira. Le bois gémit et grinça. Une lumière indirecte passa à travers l'ouverture. Ils purent distinguer les contours du placard étroit, éclairé par le filet de lumière qui filtrait entre le linoléum et le bas de la porte.
Ils s'accroupirent et se glissèrent dans la petite ouverture menant au placard encombré, Bryson en tête. Il y eut soudain un grand fracas : Elena avait heurté un seau, et un manche à balai avait cogné contre le mur. Ils s'immobilisèrent. Bryson leva la main pour faire signe de ne pas bouger. Ils écoutèrent en silence. Le cœur de Bryson battait à tout rompre.
Après une minute qui lui parut interminable, Bryson fut assuré que le bruit n'avait pas attiré l'attention... Lentement, avec d'infinies précautions, il poussa la porte du placard. La buanderie était vide, en effet, malgré la lumière allumée. Quelqu'un était là, peu de temps auparavant, certainement une femme de ménage, et ce quelqu'un pouvait revenir à tout moment.
Ils traversèrent la pièce sans bruit, jusqu'à une porte qui devait donner dans un couloir. Elle était entrebâillée. Bryson la poussa juste assez pour y passer la tête et regarda des deux côtés. Personne. Il se retourna et chuchota à l'adresse d'Elena :
— Attends ici, je vais voir si la voie est fibre. Je te ferai signe pour sortir.
Il passa devant un distributeur automatique, puis devant un vieux seau marron dans lequel trempait une serpillière, et soudain une silhouette apparut. Il s'arrêta net, posa la main sur le Browning qu'il avait glissé dans sa ceinture.
Mais ce n'était qu'une vieille femme de ménage, poussant péniblement son chariot métallique. Soulagé, Bryson s'avança vers elle, se préparant mentalement à répondre au cas où elle lui poserait des questions. En même temps, la vieille dame pouvait leur être utile... il aurait été dommage de passer à côté d'un éventuel coup de pouce du destin...
— Excusez-moi, commença Bryson en s'approchant de la vieille femme, tout en frottant ses épaules pour les débarrasser de la poussière.
— Vous êtes perdu, c'est ça ? répondit la femme de ménage. Je peux vous aider ?
Elle avait un visage doux et tout ridé, de fins cheveux blancs clairsemés. Elle paraissait trop vieille pour faire un travail aussi pénible... elle avait l'air tellement fatiguée que Bryson eut pitié d'elle. Mais son regard était étonnamment vif.
Perdu ? C'était normal qu'elle pose cette question : vêtu comme il l'était, Bryson paraissait tout à fait incongru dans ce couloir de service. Est-ce qu'on savait déjà que deux fugitifs — ou plus — rôdaient dans le palais ? Il réfléchit rapidement :
— Je suis de Scotland Yard, répondit-il avec un accent populaire parfait. On a un petit problème de sécurité dans le secteur. Vous êtes peut-être au courant ?
— Oui, répondit la vieille femme d'un air las. Mais je ne pose pas de questions. C'est pas mon boulot. — Elle alla pousser le chariot contre le mur. — Y a des tas de bruits qui courent.
Elle s'essuya le front avec un mouchoir qui avait été rouge et revint vers lui en claudiquant :
— Mais ça vous ennuierait de répondre à une question ?
— Pas du tout. Laquelle ? demanda Bryson avec inquiétude.
La vieille femme de ménage le regarda d'un air interrogateur tout en se rapprochant de lui et chuchota à voix basse :
— Comment se fait-il que tu sois toujours vivant ?
Elle sortit soudain un gros pistolet des plis de sa blouse, le braqua vers Bryson et pressa sur la gâchette. En un éclair, Bryson frappa violemment son avant-bras avec la mallette doublée de kevlar. Le pistolet tomba par terre avec fracas et glissa sur le lino, hors de sa portée.
Dans un cri aigu, la vieille sorcière bondit sur lui, le visage contorsionné, les doigts crispés comme des griffes, des instruments de mort. Elle le projeta au sol juste au moment où il allait saisir son propre revolver. La blessure de Bryson se réveilla aussitôt... Satanée petite vieille ! Pensa-t-il tout en réalisant — tandis qu'elle tentait de lui arracher les yeux — qu'elle n'était pas vieille du tout, qu'elle était jeune, forte, et féroce comme une lionne. Elle parvint à enfoncer son pouce dans son orbite, une douleur intense, aveuglante ; dans le même temps, elle lui donnait un coup de genou dans l'entrejambe, touchant les testicules. Bryson hurla de douleur et de rage, et, rassemblant ses forces, la jeta par terre. Son œil droit était ensanglanté mais il pouvait encore voir... et ce qu'il vit lui vrilla le ventre d'épouvante. Elle brandissait une lame brillante, un long poignard effilé. La lame était humide, comme si elle avait été trempée dans une matière visqueuse — du poison, sans doute de la toxiférine ! —, ce qui faisait de ce stylet une arme redoutable. La moindre écorchure entraînerait une paralysie immédiate et la mort par étouffement.
Bryson sentit l'odeur acide du poison lorsque la lame effleura son visage : il avait rejeté la tête en arrière in extremis. La femme, folle de fureur, s'était redressée et se jetait de nouveau sur lui ; encore une fois Bryson évita le coup... de justesse. Un bouton de sa chemise fut arraché et partit dans les airs. Il plongea vers elle les deux bras en avant, toutes ses forces bandées, n'osant prendre le risque de baisser la garde pour saisir son arme. Le poignard le frôla encore, mais, d'une détente rapide de son bras gauche — un mouvement irraisonné qui le faisait aller au-devant de l'instrument de mort, plutôt que de le fuir —, il attrapa la main qui tenait le poignard. La harpie parut décontenancée.
Mais cela ne dura qu'un instant. En temps normal, Bryson aurait eu le dessus sur la femme... mais il n'était pas au mieux de sa forme, loin de là... Il était encore très affaibli par la blessure reçue à Shenzhen. Trop peu de temps de convalescence... Et son adversaire avait une maîtrise de mouvements hors pair. Tout en luttant pour dégager son poignet, la longue lame empoisonnée vibrant au bout de son poing serré, elle lança de nouveau son pied gauche, équipé d'une chaussure à bout ferré, dans ses parties génitales. Bryson gémit sous l'onde de douleur qui irradiait dans ses testicules. Il eut envie de vomir. Il la repoussa, la plaqua par terre. La perruque blanche de la vieille femme tomba, révélant des cheveux noirs épais et les bords d'un masque en latex.
Ils continuèrent à lutter, leurs corps emmêlés. Elle hurlait, folle de rage. Elle était d'une force rare, se débattait comme une bête enragée. Elle voulut lui envoyer un autre coup de pied, mais Bryson avait anticipé son geste et il roula sur elle de tout son poids pour lui bloquer les jambes tout en maintenant à distance la main qui pointait vers lui la lame empoisonnée. A la moindre inattention, c'était l'éraflure... et la mort. Elle se débattait comme une furie, mais Bryson concentrait toutes ses forces, physiques et mentales, à tenter de lui retourner le poignet et à diriger le poignard vers son cou. Elle résistait avec une énergie peu commune, mais ça ne suffisait pas : Bryson était plus fort qu'elle. Centimètre par centimètre, il approcha la lame vibrante du cou dénudé de l'enragée. Ses yeux, protégés par des paupières de latex, s'agrandirent de terreur quand la lame perça lentement sa chair.
L'effet fut immédiat. Les lèvres de la femme se tordirent en un horrible rictus, laissant échapper un filet de bave moussante ; elle s'effondra mollement et se mit à tressauter de tous ses membres, suffoquant, ouvrant et fermant la bouche comme un poisson hors de l'eau. Puis, la paralysie fut totale et elle cessa de respirer ; seuls quelques muscles restèrent animés de spasmes.
Bryson retira la lame de la main crispée de la morte, récupéra l'étui en cuir dans les plis de sa blouse, y glissa le poignard, et rangea l'arme dans la poche de sa veste. Il retint sa respiration, posa la main sur le sang gluant qui couvrait son œil droit. Il entendit un cri : Elena sortit précipitamment de la buanderie, prit son visage entre ses mains, et le scruta, paniquée.
— Mon Dieu, mon chéri ! murmura-t-elle. Mais c'est moins grave qu'il n'y paraît. C'était du poison ?
— De la toxiférine.
— Elle pouvait te tuer comme un rien !
— Elle était très forte, et très habile...
— Tu crois qu'elle était de la brigade Alpha ?
— Plutôt de Prométhée. Les unités d'Alpha sont composées de Marines ou de commandos de l'armée. Elle devait être étrangère ; une tueuse recrutée en Bulgarie ou dans l'ancienne Allemagne de l'Est — une ex de l'un des services secrets du défunt bloc de l'Est.
— C'était terrible pour moi de rester là-derrière et ne rien pouvoir faire !
— Tu aurais été blessée ; et elle aurait pu se servir de toi pour m'avoir. Non, je suis heureux que tu sois restée à l'écart.
— Oh, Nicholas, je suis tellement inutile... Je ne sais pas me battre, je ne sais pas tirer... je ne sers à rien ! Draga mea, il faut qu'on s'en aille d'ici. Ils veulent nous tuer tous les deux !
Bryson hocha la tête et déglutit :
— Je crois que nous devrions nous séparer...
— Non !
— Elena, maintenant ils savent que nous sommes deux, un homme et une femme. Ils sont trop nombreux, ils sont partout ! Le ministre des Affaires étrangères a été assassiné... toutes les forces de police sont en alerte, et pas seulement Prométhée et les cowboys de la brigade Alpha.
— Il doit y avoir un millier de personnes dans ce bâtiment. On peut s'en servir comme bouclier...
— Les tueurs préfèrent qu'il y ait la foule, surtout lorsqu'ils savent à quoi ressemblent leurs cibles. Ces gens-là ne s'encombrent pas de considérations altruistes.
— Je ne peux pas ! C'est au-dessus de mes forces... toute seule je ne peux pas me battre, tu le sais bien ! Je peux t'aider de bien des façons, mais ne me demande pas ça... je t'en prie !
Bryson hocha la tête ; elle était terrifiée... il ne pouvait pas la faire partir toute seule de son côté dans un tel état de panique.
— D'accord. Mais nous allons devoir passer par les réserves, les coulons de service, ce genre de choses. Les passages secrets et les conduites d’aération ne sont plus sûrs... ils doivent grouiller d'agents à présent. Il faut, à tout prix, atteindre l'aile Est si on veut avoir une chance de s'échapper.
Bryson s'approcha de la fenêtre de la buanderie, se tenant légèrement en retrait pour ne pas être vu du dehors... ce qu'il vit lui confirma que la situation était encore plus grave qu'il ne l'avait imaginé. Il compta six hommes en treillis — des membres de la brigade Alpha. Deux d'entre eux patrouillaient dans la cour, deux autres contrôlaient les sorties, et il y en avait encore deux sur le toit avec des jumelles, surveillant les alentours...
Il se tourna vers Elena.
— Voilà qui bouscule nos plans... Nous allons devoir aller dans le couloir et trouver un monte-charge.
— Pour aller au rez-de-chaussée ?
Il secoua la tête :
— Il sera plein de flics... en plus des autres affreux. On va descendre au deuxième ou au troisième étage, et chercher un autre moyen de sortir.
Il retourna près de la porte et tendit l'oreille quelques instants. Le silence. Personne n'était passé pendant sa lutte avec la fausse femme de ménage. Apparemment cet endroit était peu fréquenté. Mais le fait que les gens de Prométhée y avaient posé leurs filets, s'attendant à ce que l'un ou l'autre, ou les deux, passent par là et se prennent dans leurs mailles, leur apprenait deux choses : un, que cet endroit se trouvait près d'un nœud de circulation du bâtiment, un carrefour où convergeaient plusieurs voies menant à une sortie ; deux, qu'il y avait d'autres soldats de Prométhée dans le coin. Il était donc urgent de quitter le secteur au plus vite.
Bryson entrouvrit la porte, jeta un coup d'œil de chaque côté. La voie était libre. Il fit signe à Elena de le suivre. Ils coururent dans le couloir désert ; arrivés à une intersection, Bryson s'arrêta, regarda à droite, à gauche, repéra un ascenseur. Il s'y précipita, Elena dans ses talons. C'était un ascenseur à l'ancienne — une porte percée d'une petite fenêtre en losange et une grille manuelle à l'intérieur de la cabine. C'était bon signe : cela signifiait qu'il n'aurait probablement pas besoin d'une clé pour le faire fonctionner, puisque l'appareil avait été fabriqué avant ces nouvelles dispositions de sécurité. Bryson appuya sur le bouton d'appel et la cabine, faiblement éclairée, monta lentement dans des grincements métalliques. L'ascenseur était vide. Il ouvrit la porte, referma la grille en accordéon et appuya sur le bouton du troisième étage.
Il ferma les yeux un moment, pour se remémorer les plans du palais du Parlement. L'ascenseur devait déboucher sur un couloir de service, emprunté par les équipes de nettoyage et d'entretien, mais il ne savait pas exactement où ce couloir menait. Le plan du palais était excessivement compliqué. Bryson était parvenu à mémoriser tous les axes principaux, mais pas la totalité des petites routes secondaires.
L'ascenseur s'arrêta au deuxième étage. Bryson jeta un coup d'œil dehors : l'endroit était désert, autant qu'il pouvait en juger. Il poussa la porte et ils sortirent de la cabine. Sur la droite, il aperçut une vieille porte peinte en vert, avec une barre transversale à hauteur de hanche — une issue de secours. Il poussa la barre et la porte s'ouvrit sans difficulté : ils se retrouvèrent dans un couloir dallé de marbre, flanqué d'une série de portes en acajou portant chacune un numéro doré. Ce n'était pas une partie publique du palais, elle n'était pas non plus assez vaste pour recevoir les membres du Parlement, et il n'y avait ni noms ni titres de fonction sur les portes... il devait donc s'agir de bureaux administratifs — greffiers, intendants, rapporteurs, secrétaires et consorts. Le couloir était long et faiblement éclairé. Des gens, probablement des fonctionnaires, passaient sans se hâter d'un bureau à l'autre. Personne ne semblait faire attention à eux... Bryson ne discerna rien de suspect dans leur attitude. Il décida donc de suivre son instinct — il ne pouvait se fier qu'à lui de toute façon — et s'engagea dans le couloir.
Il s'arrêta un instant, essayant de s'orienter. L'aile Est se trouvait sur leur droite ; c'est par là qu'ils devaient se diriger. Une femme élégante venait vers eux ; le bruit de ses hauts talons résonnait dans le hall. Par réflexe, il l'observa, tentant de lire dans ses pensées ; elle passa à côté d'eux en leur jetant un regard oblique. Bryson se souvint tout à coup que son costume de respectable fonctionnaire, après sa bagarre avec la vieille harpie, était en piteux état et qu'il avait un œil en sang, peut-être même noir et tuméfié — curieuse mise. Et Elena était tout aussi dépenaillée que lui... Tous deux formaient un couple parfaitement incongru en ce lieu ; leur apparence ne pouvait qu'attirer l'attention, ce qui était justement à éviter. N'ayant pas le temps de trouver des toilettes pour s'arranger un peu, il leur fallait faire confiance à la chance et à leur rapidité de mouvement. Mais Bryson n'avait jamais aimé compter sur la chance : elle n'était jamais là quand on en avait réellement besoin. Jamais.
Il continua à marcher rapidement dans le couloir, la tête penchée comme s'il était plongé dans ses pensées. Il tenait fermement la main d’Elena. Çà et là, une porte de bureau était ouverte ; ils apercevaient à l’intérieur des gens qui bavardaient tranquillement... Si d'aventure, on les voyait passer, au moins personne ne remarquerait son visage meurtri.
Mais il y avait quelque chose de bizarre... un sentiment d'angoisse l’envahit soudain. Il sentit ses poils se dresser dans sa nuque. L'ambiance sonore était factice ! Les téléphones ne sonnaient pas de tout côté. Au contraire, les sonneries semblaient passer successivement et en ordre d'un bureau à l'autre. Il ne parvenait pas à s'expliquer clairement en quoi cela le troublait... c'était peut-être son imagination qui lui jouait es tours... Mais les gens qui semblaient en pleine conversation se tairaient à leur approche... La paranoïa le guettait peut-être...
Il avait travaillé pendant quinze ans sur le terrain et il avait appris que la meilleure arme d'un agent était son intuition. Il fallait tenir compte de ses impressions, même si d'autres les auraient jugées trompeuses ou dénuées de fondement.
On les observait.
Mais si c'était le cas, pourquoi ne se passait-il rien ?
Bryson pressa le pas, en tirant Elena par la main. Il ne craignait plus de se faire remarquer, ça n'avait plus aucune importance.
Au bout du couloir, à cinquante mètres devant eux, il repéra une petite fenêtre à vitraux, d'inspiration médiévale. Il savait que de ce côté toutes les fenêtres surplombaient la Tamise.
— Droit devant et puis à gauche, souffla-t-il à Elena.
Elle pressa sa main en signe de réponse. En quelques secondes ils furent au bout du couloir et tournèrent à gauche. Elena chuchota :
— Regarde... une salle de réunion... elle est probablement vide. Si on entrait ?
— Excellente idée.
Il ne voulait pas se retourner pour voir s'ils étaient suivis, mais il n'entendait pas de bruits de pas... Devant eux, se dressait une grande porte à doubles battants en chêne, nombrilée d'une plaque en verre poli portant les mots COMMISSION N° 12. S'ils réussissaient à s'y cacher, ils avaient peut-être une chance de semer leurs éventuels poursuivants, ou tout au moins de les égarer un certain temps. La poignée tourna sans difficulté ; la porte n'était pas fermée à clé, mais les deux grands lustres en cristal étaient éteints et la pièce immense était vide. C'était un amphithéâtre, avec des chaises garnies de cuir rangées en gradins autour d'un parquet luisant d'encaustique. Au centre de la pièce se trouvait une longue table de réunion en bois recouverte de cuir vert, avec, de chaque côté, deux longues rangées de banquettes, réservées aux membres de la commission. La lumière tombait d'une grande fenêtre à vitraux, chaque vantail garni d'un store qui protégeait la pièce des rayons du soleil qui se mirait dans la Tamise en contrebas. Même vide, la pièce restait solennelle et majestueuse. Le plafond voûté s'élevait à plus de dix mètres au-dessus de leurs têtes. Les murs étaient lambrissés de bois sombre jusqu'à mi-hauteur, et plus haut, un riche papier peint prenait le relais, d'inspiration gothique. Plusieurs grandes toiles du XIXe étaient accrochées aux murs : des scènes classiques de bataille, des portraits de rois dirigeant des troupes sur la mer, des épées dressées, l'abbaye de Westminster remplie d'une foule pleurant devant un cercueil recouvert du drapeau anglais. Les rares concessions à la modernité détonnaient comme d'horribles fautes de goût : des micros accrochés à de longs fils pendaient du plafond, et un moniteur de télévision, scellé dans un mur, avec une pancarte : CHAMBRE DES COMMUNES.
— Nicholas, nous ne pourrons pas nous cacher ici, dit Elena calmement. En tout cas, pas longtemps. Tu penses aux... fenêtres ?
Il hocha la tête, et posa sa mallette.
— Nous sommes au troisième étage.
— Quelle chute !
— C'est un peu risqué, convint-il. Mais ça pourrait être pire.
— Nick, si tu insistes, si tu crois vraiment que nous n'avons pas le choix, je sauterai. Mais s'il y a d'autres moyens...
Ils entendirent un bruit qui venait du couloir. Les portes s'ouvrirent brutalement et Bryson s'aplatit par terre en entraînant Elena. Deux hommes entrèrent, deux silhouettes sombres, puis encore deux autres. Bryson vit tout de suite qu'il s'agissait de policiers, vêtus de l'uniforme bleu de la police de Londres !
Il comprit aussi qu'Elena et lui avaient été repérés.
— Ne bougez plus ! cria l'un des policiers. Police !
Les hommes, contrairement aux habitudes de la police britannique, étaient armés et pointèrent leurs pistolets dans leur direction.
— Restez là ! hurla un autre.
Elena poussa un cri.
Bryson sortit son Browning mais ne tira pas. Il fit un rapide calcul : quatre policiers, quatre pistolets. Il n'était pas impossible de les avoir, en se servant des chaises comme bouchers, comme obstacles.
Mais étaient-ils vraiment de la police ? Il n'en était pas sûr. Ils avaient l'air décidé, l'expression de leurs visages était implacable. Mais ils ne tiraient pas. Les tueurs de Prométhée n'auraient probablement pas hésité. Et eux ?
— Les voilà ces enfoirés ! Les assassins ! cria l'un des policiers.
— Jette ton arme, ordonna celui qui semblait être le chef. Jette-la immédiatement. Vous n'avez nulle part où aller.
Bryson regarda autour de lui, constata qu'ils étaient effectivement coincés. Ils étaient faits comme des rats. Les quatre policiers continuaient à avancer dans la pièce, se rapprochaient de plus en plus en s'écartant les uns des autres pour encercler Bryson et Elena.
— Jette ton arme ! répéta l'homme. Jette-la, salopard. Debout, mains en l'air. Allez, debout !
Elena jeta un regard désespéré vers Bryson, ne sachant que faire. Bryson étudiait les possibilités qui s'offraient à lui. Se rendre équivaudrait à se livrer à une autorité suspecte, à des policiers qui n'étaient peut-être pas de la police, qui pouvaient être des hommes de Prométhée déguisés.
Et si c'étaient de vrais policiers ? Il ne pouvait pas les tuer. Mais, dans ce cas, ces hommes croyaient appréhender un couple de meurtriers, un homme et une femme qui venaient d'assassiner le ministre des Affaires étrangères. Ils les mettraient en garde à vue et les interrogeraient pendant des heures — des heures qu'ils ne pouvaient se permettre de gaspiller. Sans aucune certitude d'être relâchés.
Non, ils ne pouvaient pas se rendre ! Et pourtant, résister était de la folie, équivalait à un suicide !
Il prit une profonde inspiration, ferma les yeux un moment, puis les rouvrit, et se leva.
— D'accord, lâcha Bryson. C'est bon. Vous nous avez eus.